Certaines musiques sont tout simplement belles, quand à l’évidence elles ne devraient pas l’être. C’est précisément le cas de Temporäre, sorti en 2011. De même qu’un rêve peut être à la fois serein et terrifiant, Temporäre semble ne privilégier aucune des émotions contrastées qu’il suscite. Ce disque est traversé par une tension permanente, même dans ses passages les plus apaisés. Et il regorge d’excellents morceaux. Ainsi My Song Goes Wrong, qui, sous des airs de berceuse, se met à chahuter ici et là, à piaffer et à évoquer tout sauf une paisible nuit de sommeil. La mélodie naît de la fusion entre la guitare de Jean Lapouge et le trombone de Christiane Bopp, tandis que le vibraphone de Christian Pabœuf tresse les motifs rythmiques. C’est une musique à la fois obsédante et d’une beauté terrifiante. Une des toutes meilleures choses qui soient arrivées en 2011, et même depuis.
Il faudrait être de glace pour ne pas se laisser séduire par les mélodies enchantées de Des enfants. Loin de la troublante sérénité de Temporäre, cet enregistrement de 2012 propose une ambiance bien plus clémente, aussi bien dans le rugissant Les Américains que dans le très rythmé Two days before, ou dans le titre Des enfants. Mais c’est avec Les soldats qu’on découvre le cœur de cet album, dans sa façon de suggérer que l’intensité peut à tout instant exploser, alors que c’est la maîtrise de cette énergie qui permet à la délicate mélodie de s’épanouir avec une incroyable puissance.
Je pourrais écouter cet album en boucle sans répit, c’est d’ailleurs ce que j’ai fait durant ces dernières années. Il occupe le 24e rang dans le Best of 2012 de notre site.
Sorti en 2014, cet album représente le meilleur exemple de ce que pourrait être un disque de guitare standard de Jean Lapouge. Mais comme son trio formé avec le batteur David Muris accueille aussi le violoncelliste Grégoire Catelin, le terme standard est peut-être inadéquat. Quoi qu’il en soit, les aimables échanges de Par la côte et le dynamisme de En campagne prennent leur distance avec l’ambiance contemplative et les mélodies étroitement entrelacées de ses précédentes formations. Ici l’ajout du violoncelle offre toutes sortes d’opportunités mélodiques, et le trio exploite au mieux chacune d’elles. Des titres comme Acteur fétiche, Mario et Un hymne débutent dans un climat langoureux, qui s’intensifie pour s’épanouir dans une instabilité fascinante : c’est là que se révèle le cœur de ce magnifique album.
Neuf songes devait paraît-il sortir sous le label ECM. Cela n’a pas abouti, ce qui est vraiment regrettable. D’abord parce que ces anciennes compositions du Noëtra de Jean Lapouge se seraient parfaitement intégrées au catalogue ECM des années 80. Mais aussi parce qu’elles auraient certainement pu influencer les musiciens de ce label. Neuf songes, c’est à la fois une orchestration spectaculaire, des intermèdes introspectifs, la précision du prog-jazz, et la fusion jazz-rock qui incarna toute une partie de la scène jazz de l’époque… toutes choses que Noëtra conjugue avec bonheur. C’est tout simplement brillant. Il aurait mérité qu’ECM le joigne à ceux d’Eberhard Weber, Steve Tibbetts et Miroslav Vitous…
Heureusement Jean Lapouge le rend accessible aux mélomanes d’aujourd’hui sur sa page Bandcamp. Il faut dire que Neuf songes résiste remarquablement bien au temps, n’ayant rien perdu de son pouvoir enchanteur.
Et pour finir abordons le dernier album de Jean Lapouge…
Pour ce nouvel album Jean Lapouge a conservé le trio auquel Plein Air doit sa réussite. Et ce choix nous éclaire sur ses intentions. Plus enlevée, cette musique apporte davantage de clarté. Indice révélateur, la mélodie n’est plus soumise aux flux et reflux des guitare et violoncelle. Sur Plein air, on distinguait morceaux de guitare et morceaux de violoncelle, dans une alternance qui attisait la curiosité. Mais dans Hongrois c’est la synthèse des deux instruments qui intrigue, qui les met en lumière avec une netteté accrue, et produit la cohésion attendue.
Morceau d’ouverture, Naples entre directement au cœur du sujet, avec deux parties fusionnant guitare et violoncelle, qui encadrent un échange plus conventionnel entre les trois musiciens. Aucun instrument ne prend le pas sur les autres : ils se succèdent simplement sur le devant de la scène, sans affaiblir l’harmonie de l’ensemble. C’est dans le titre Hongrois que cette démarche est la plus aboutie, qui permet aux trois instruments d’être équitablement mis en valeur. Enfin Illusion de fond illustre l’aisance avec laquelle le trio a progressé dans son approche spécifique : utiliser la structure d’une chanson pour entremêler jazz, blues et musique de chambre, et les fusionner en douceur et sans relâche.
Traduit de l'américain par Aurélie Gerhards